octobre 1, 2023
HAITI ÉCONOMIE Insécurité Opinions - Société

Haïti : les gangs armés précipitent la classe moyenne en enfer

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) définit la classe moyenne comme les personnes dont le revenu – après impôts et transferts et ajusté en fonction de la taille du ménage auquel elles appartiennent – se situe entre 75 % et 200 % du revenu médian. Celui-ci représente le montant situé au milieu de la distribution des revenus ajustés, c’est-à-dire le montant tel que 50 % des personnes gagnent un montant supérieur et 50 % gagnent un montant inférieur. La classe moyenne désigne alors les personnes dont la condition sociale se trouve au-dessus des classes pauvres et en-dessous des classes aisées.

En Haïti, la représentation graphique du nombre de personnes composant ces trois classes épouse la forme d’une pyramide où la base représentant les pauvres contient la grande majorité des individus, la classe moyenne compte une proportion beaucoup plus faible alors que le sommet contient une infime fraction de la population totale. L’objectif ultime des politiques publiques progressistes est de transformer cette pyramide en un losange qui ferait passer une grande partie de la masse des pauvres à la classe moyenne et une part de celle-ci à la classe aisée.  

Au cours des cinq dernières années, puisqu’il n’existe aucune véritable politique de soutien à la classe moyenne, on a plutôt observé le contraire. Qui pis est, les gangs armés ont précipité une grande partie de la classe moyenne qui vivait déjà dans la précarité dans la pauvreté abjecte. Ils font également régresser l’élite économique en polluant l’environnement des affaires. 

Une menace pour la stabilité financière du pays

Imaginez un salarié qui a dépensé tout ce qu’il possédait, contracté des prêts bancaires ou des prêts auprès d’autres institutions financières comme l’Office national d’assurance-vieillesse (Ona) pour construire une maison à Martissant, Tabarre, Pernier ou Croix-des-Bouquets. Maintenant que des gangs armés s’accaparent de ces zones, c’est toute la richesse accumulée par ces ménages au cours de leur période de vie active et qui a été investi dans ce projet de construction qui fond comme du beurre au four. Il existe beaucoup de professionnels qui ont dû abandonner leur maison sous la menace des gangs armés pour être hébergés chez des amis ou chez un membre de la famille élargie dans des conditions précaires. Ceux qui trouvent encore un peu de ressources financières vont louer un appartement dans une zone encore fréquentable en attendant l’assaut des bandits.

Pendant ce temps, les emprunteurs qui ont contracté des prêts sont obligés de continuer à payer les intérêts à la banque en vue de sauvegarder leur réputation et leur cote de crédit. Il s’agit cependant d’une situation insoutenable dans le temps tant pour les ménages, les banques que le pays dans son ensemble. Certains disent que les banques ne financent pas suffisamment le secteur immobilier en Haïti pour que ce groupe puisse constituer une menace pour la stabilité financière du pays. Mais le problème ne se limite pas uniquement  au secteur immobilier. Il devient quasiment impossible d’entreprendre aujourd’hui dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince dans son ensemble. Il faut prévoir des défauts de paiement à grande échelle si le climat d’insécurité actuel persiste.  

Les banques ne pourront même pas saisir les maisons financées ou celles reçues comme collatéral pour l’octroi d’autres prêts puisqu’elles ne pourront plus être vendues dans ces zones de non-droit. Un internaute m’avait fait remarquer que les banques souhaitent diminuer le risque de défaut de paiement en choisissant de ne pas financer la construction de maisons dans les zones à risque. Le problème, c’est que toute la zone métropolitaine est devenue à haut risque de gangstérisation. Pour preuve, il y a cinq ans, Tabarre était une zone très paisible. De même que Pernier et Croix-des-Bouquets, voire Martissant, il y a 10 ans. Les grandes entreprises et la classe moyenne affluaient en grand nombre à Tabarre. En très peu de temps, cette commune est devenue une zone de non-droit dominée par des gangs armés.

On m’a rapporté le cas d’une famille qui a fui Martissant pour se réfugier à Tabarre en construisant une nouvelle maison de toute urgence. Elle a dû abandonner à nouveau cette résidence en catastrophe. Ceux qui peuvent quitter le pays le font en toute hâte pour n’importe quelle autre destination afin d’échapper au kidnapping. Même en dehors du pays, on n’est pas épargné par ce fléau puisque la diaspora est régulièrement sollicitée en vue de fournir ou de compléter la rançon.

Qui, aujourd’hui, ne connait pas un ami, un membre de sa famille ou un collègue qui a été kidnappé et pour lequel il fallat cotiser afin de sauver sa vie de la fosse aux gangs ? Personne. Ce sont autant de personnes appauvries. Ce sont autant de familles traumatisées qui ne retrouveront jamais leur tranquillité d’esprit. Des familles qui empruntent et hypothèquent leur futur pour payer une rançon. D’autres qui sont obligées de fouler aux pieds leur orgueil afin de solliciter l’aide d’un ami pour compléter une exorbitante rançon. Plus alarmant encore : certaines familles ont connu plusieurs cas de kidnapping dans un court intervalle de temps. D’autres ont perdu des proches après avoir versé une parfois plusieurs fois. Pour elles, le cauchemar et le traumatisme seront multiples et permanents.

Nécessité d’un appel à l’aide de la communauté internationale

Les habitants de la zone métropolitaine vivent aujourd’hui une catastrophe économique et psychologique sans précédent. Ils se trouvent encerclés de gangs armés et vivent l’angoisse quotidienne d’être kidnappés, rançonnés, pillés, torturés et tués.

La classe que l’on considérait jadis comme aisée subit aussi les conséquences de l’invasion des gangs armés. Il suffit de penser aux anciens magasins du centre-ville de Port-au-Prince. Tous ont dû vider les lieux pour s’établir ailleurs. C’est une perte sèche colossale. Évidemment, les pertes économiques demeurent secondaires comparées aux nombreuses vies humaines fauchées. Les différents massacres perpétrés par les gangs armés témoignent de l’ampleur du drame dans lequel évolue l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, voire le pays dans son ensemble. C’est pire que toutes les pertes économiques que l’on pourrait comptabiliser.

Les autorités ne peuvent plus continuer de feindre ignorer cette cruelle réalité. Si les gangs armés ont envahi le palais de justice, menacé  d’accaparer ce qui reste du Parlement et déguerpi toutes les entreprises du centre-ville, le palais national et la Primature ne sauraient prétendre à une quelconque exemption. Il n’y a qu’une seule et unique priorité en Haïti aujourd’hui : rétablir l’ordre et la sécurité. Toutes les ressources humaines et financières nécessaires à l’atteinte de cet objectif doivent être mobilisées à cette fin. Un plan national de sécurité doit être adopté de toute urgence et un appel à l’aide internationale doit être lancé. Il faut quand même noter et féliciter l’effort louable de la Police nationale d’Haïti (PNH) qui a neutralisé beaucoup de criminels notoires ces derniers jours.

Haïti est en guerre. Elle est envahie par des gangs armés. Comme le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy qui avait lancé un appel au secours à la communauté internationale, Haïti se trouve dans une situation d’impuissance quasi-similaire face aux gangs armés et devrait lancer un cri de détresse à la communauté internationale. Mais avant d’arriver à ce stade, comme  Zelenskyy l’avait fait, les autorités haïtiennes doivent faire montre d’une ferme volonté de défendre et de protéger les citoyens haïtiens livrés à la gueule aux gangs.

Thomas Lalime

thomaslalime@yahoo.fr